THE GOOD GIRLS

Un meurtre ordinaire

Traduit de l'anglais (Inde) par Nathalie Peronny
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Une enquête à suspense magistrale dans l’Inde contemporaine.

Un soir de mai 2014, dans un petit village du nord de l’Inde, deux adolescentes, amies et cousines, sortent faire un tour dans les champs à proximité de leur maison. Elles ne reviendront jamais. Leurs corps sont retrouvés pendus à l’aube dans le verger derrière chez elles. Que s’est-il réellement passé durant ces quelques heures ? La vérité semble moins importante pour leur famille et les habitants de ce village que la rumeur qui enfle déjà. Il faut sauver l’honneur, à tout prix.

À partir de ce fait divers glaçant, Sonia Faleiro raconte les mécanismes d’une société ultra-hiérarchisée où la femme n’est jamais maîtresse de son destin, sauf peut-être dans la mort. Grâce à une enquête minutieuse, elle parvient à rétablir la vérité occultée et à écouter ce que ces deux jeunes femmes ont à nous dire.

 

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L’autrice

Sonia Faleiro est une autrice et journaliste indienne née en 1977. Elle fait ses études à Delhi avant de s’installer à Londres où elle habite aujourd’hui. Elle écrit dans des revues et des magazines aussi prestigieux que The New York Times, The Guardian et Granta. Ses précédents reportages, Bombay Baby et Treize hommes (Actes Sud), ont été salués par une critique internationale unanime. Sonia Faleiro est une des nouvelles grandes voix du journalisme littéraire.

PRESSE

« Sonia Faleiro est l'une des journalistes indiennes les plus douées de sa génération. »
Elle
« L'enquête vertigineuse d'une histoire terrifiante. »
Le JDD
« Une plongée hypnotique dans l'Inde contemporaine, telle qu'on la voit rarement. »
Causette

INFOS TECHNIQUES

Littérature étrangère
Grand reportage
978-2-38134-034-0
400 pages
22 euros
2022

Prologue, Les beaux jours sont pour bientôt

Sonia Faleiro dresse le théâtre du drame : un verger de manguiers dans un petit village à l’ouest de l’Uttar Pradesh, dans le Nord de l’Inde.

On les appelait Padma Lalli, comme si elles ne formaient qu’une seule et même personne.

« Padma Lalli ? »

« Padma Lalli ! »

« Quelqu’un a vu Padma Lalli ? »

Padma avait 16 ans, soit deux de plus que sa cousine. Du haut de son petit mètre cinquante, elle la dépassait quand même de cinq centimètres. Elle avait les yeux ovales, la peau douce et les clavicules saillantes, de longs cheveux noirs qu’elle lissait à l’eau et coiffait en tresses bien serrées histoire de s’éviter des remontrances.

Lalli flottait dans son kameez, qui pendait sur elle comme sur une corde à linge. Avec ses épaules rondes et ses traits poupins, c’était une fille romantique et discrète qui aimait lire des poèmes à voix haute. Padma avait déjà arrêté l’école, mais Lalli avait dit à son père qu’elle voulait poursuivre ses études et trouver un travail. Ce dernier avait beau adorer raconter cet échange à qui voulait l’entendre, ils savaient tous les deux que c’était impossible. L’école de Lalli avait un toit, mais pas assez de salles de classes : la plupart des cours étaient dispensés dehors, dans la poussière, avec sept enseignants pour plus de 400 élèves. Et quand bien même les conditions auraient été plus favorables, le destin d’une fille reposait entre les mains de son époux.

Les cours s’achevèrent une après-midi caniculaire du mois de mai, et tous les enfants se retrouvèrent dans le verger de Rumnath pour crier, courir et grimper aux arbres. Lalli, elle, s’empressa d’aller rejoindre Padma. Pendant que les autres dévoraient des mangues vertes, les deux adolescentes s’isolèrent dans un coin. Elles restaient toujours ensemble, à l’écart.

Environ trois milles personnes vivaient à Katra Sadatgani, un minuscule village situé dans le district de Budaun, à l’ouest de l’Uttar Pradesh, et dont la surface occupait moins de deux kilomètres carrés. Les jours de moissons, quand le moment était venu d’aller récolter les cultures hivernales, le village tout entier convergeait de bon matin dans les champs. Les femmes nouaient leurs saris et les hommes retroussaient leurs bas de pantalon. Dès 8 heures, le sol était recouvert de branches de tabac, et les bulbes d’ail fraîchement déterrés répandaient leur parfum âcre dans l’air.

Même les plus petits prêtaient main forte. Ils faisaient fuir les corbeaux qui s’abattaient sur le champ tels de larges filets de pêche noirs, et ils chassaient les macaques rhésus venus fouiller les provisions du déjeuner à la recherche de rotiet de de sabzi.

Cet été-là, les températures atteignirent 42°C. Au milieu des tourbillons de poussière, les cobras se glissaient sans bruit hors de leur tanière, mais les garçons et les filles pieds nus ne faisaient même pas attention à eux. Leurs familles comptaient beaucoup sur la période des récoltes pour gagner un peu d’argent.

La croissance économique avait amélioré le niveau de vie, et les élections apportaient leurs lots de promesses tous les cinq ans. La veille des moissons, le 26 mai, un nouveau Premier ministre charismatique nommé Narendra Modi avait été élu à la tête du pays avec ce slogan irrésistible : « acche din aane waale hain ». Les beaux jours sont pour bientôt.

En attendant, la majorité des familles de Katra, qui n’avaient ni le gaz ni l’électricité, vivaient également sans eau courante et sans toilettes. Les gens s’achetaient des panneaux solaires et plongeaient des seaux dans des puits. Ils utilisaient le fumier comme combustible pour faire la cuisine. Ils allaient se soulager dehors, accroupis dans les champs, en jouant avec leurs téléphones portables pour passer le temps.

Certains étaient charpentiers ou tailleurs ; d’autres travaillaient comme fixeurs politiques, marieurs, réparateurs de vélos ou conducteurs de carioles. Ils vendaient des légumes, des poules et de l’alcool artisanal. Ils trafiquaient le sable qu’ils extrayaient en bordure des rivières. Une poignée de familles riches possédaient des tracteurs qu’elles louaient aux paysans. Un tiers des hommes environ était propriétaire d’un lopin de terre : quelques bighastout au plus, à peine un demi-hectare, mais au moins, c’était le leur.

La terre apportait la sécurité dont dépendait tout le reste — le daldans leurs assiettes, les vêtements sur leur dos. La terre, c’était aussi le pouvoir. L’assurance d’attirer une future épouse de qualité, avec une bonne dote, ce qui renforçait leur sécurité et leur statut social. Mais surtout, la terre était une question d’identité. Elle faisait d’eux des cultivateurs. Sans elle, les hommes étaient réduits à l’état de paysans nomades, condamnés à chercher du travail là où il y en avait, pour ce qu’on voulait bien leur payer en échange. Ils étaient comme les gardiens de bétail de la communauté Yadav, dans le hameau voisin, dont on disait qu’ils n’avaient pas de racines et n’étaient liés à personne.

Les hommes de Katra travaillaient presque toute la journée aux champs. Leurs enfants n’étaient pas très loin puisque la bonne école, celle où on enseignait l’anglais, se trouvait près du verger. Le soir, quand les nuages s’effilochaient dans le ciel et qu’une brise fraîche faisait onduler les cultures, les femmes sortaient du village pour se rendre au puits et papoter entre elles. Les garçons tourmentaient les chiens boiteux, qui à leur tour chassaient les rats. Les filles se tenaient par petits groupes. L’air sentait la chaleur, les balles de blé et les crottes de buffle.

Quand la nuit recouvrait les champs, les hommes apportaient leurs charpoys et se pelotonnaient sous les couvertures, leurs pieux de bambous à portée de main, comme tous les fermiers à travers le district en cette période de l’année. Ils protègeraient leurs récoltes, au prix de leur vie s’il le fallait, contre les bandits armés cherchant à voler leurs motos ou les troupeaux de nilgauts en quête de graines et de racines.

Tout était là. Tout se passait là. Et c’est donc naturellement là, dans les champs, que naquit la rumeur.

*Les prénoms des jeunes filles ont été modifiés selon les principes de la législation indienne qui exige que l’identité des victimes soit protégée dans le cadre de certains crimes. (Note de l’autrice.)

*Sorte de banc indien traditionnel pouvant faire office de lit de sieste, de table ou de tabouret. (Toutes les notes en italique sont de la traductrice.)

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