FRACAS

Mariage d'un correspondant de guerre

Traduit de l'anglais par Charles Bonnot
Plongée en République centrafricaine, au cœur d’un conflit ignoré. Anjan Sundaram sublime le métier de correspondant de guerre, entre devoir d’information et sacrifice personnel.

Journaliste maintes fois récompensé pour ses reportages au Congo et au Rwanda, Anjan Sundaram est désormais père de famille, installé dans la tranquille ville de Shippagan au Canada. Pourtant, la nécessité de retourner en Afrique couvrir la deuxième guerre civile centrafricaine se fait sentir. En 2013 le pays est en proie à un conflit civil armé d’envergure. L’auteur nous conduit au plus profond de la guerre et lève le voile sur l’invisible : les exactions, les massacres et les fosses communes, les héros et les héroïnes aussi.

Au milieu de ce chaos, les doutes intimes du narrateur troublé par son mariage et sa nouvelle paternité. Anjan Sundaram fait le récit de cette violence qui s’insinue partout et dont les correspondants de guerre ne se départissent peut-être jamais.

 

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Anjan Sundaram est un journaliste cosmopolite. Il a reçu plusieurs prix dont le Reuters prize en 2006 et le prix Victoire Ingabire Umuhoza pour la Démocratie et la Paix en 2017. Fracas est son troisième ouvrage après Kinshasa jusqu’au cou et Bad News, disponibles aux éditions Marchialy.

INFOS TECHNIQUES

Littérature étrangère
Grand reportage
978-2-38134-049-4
200 pages
20 euros
2023

La nécessité de témoigner

Invité par Ted Talk en 2017, Anjan Sundaram donna la conférence : « Pourquoi j’ai risqué ma vie pour dénoncer un massacre orchestré par un gouvernement ? » Alors qu’il vient d’avoir un enfant, le premier geste d’Anjan Sundaram est de quitter sa famille et de partir couvrir une guerre délaissée par les médias du monde entier. Comment garder intact son intimité lorsque l’on est reporter de guerre ? Fracas est le récit de ce télescopage entre amour et violence, entre foyer et exil.

Que signifie « être témoin » ? Pourquoi est-il essentiel de témoigner de la souffrance d’autrui, en particulier lorsqu’il s’agit de la souffrance de personnes loin de nous. Et que se passe-t-il lorsque nous choisissons de détourner le regard ?

En 2013 je me suis rendu en République centrafricaine pour couvrir la guerre qui s’y déroulait alors. J’avais été averti des massacres qui avaient lieu dans les campagnes et dans la jungle, mais étrangement, personne ne pouvait me dire précisément où ces massacres avaient lieu, ni quand, ni qui avait été tué. C’est donc avec très peu d’informations que j’ai plongé dans ce conflit. J’ai vu des scènes tragiques. À la fin de mon voyage, j’ai compris que j’avais assisté à la lente préparation de ce qui s’est avéré ensuite être un nettoyage ethnique.  

Trois jours après mon arrivée dans le pays, j’appris que la petite ville de Gaga allait être désertée : une bataille était sur le point d’éclater. Afin de sauver leur vie, certains, devenus des espions à la solde du gouvernement, dénonçaient leurs amis et leurs voisins. Les villes, les villages, n’importe quel lieu où il y avait des humains était devenu risqué. Alors les habitants avaient migré vers la jungle. Je me sentais étrangement seul, à mesure que les porcs et le bétail envahissaient les maisons vides : dans les zones de guerre, on sait qu’on est proche des tueries quand les gens sont partis.

La guerre gagnait du terrain dans la jungle et arriva à Gaga. Les bombes pleuvaient autour de moi. Les forces armées du gouvernement avaient traversé la jungle pour attaquer cette ville qui servait de refuge à un groupe armé. J’ai roulé à moto pendant des heures, traversant des torrents et des champs d’immenses fougères appelées herbes à éléphant, mais je ne suis arrivé à Gaga qu’après son anéantissement par le gouvernement : la ville avait été incendiée. Je voulu savoir s’il restait encore quelqu’un et je criai que j’étais un ami, que je ne leur voulais aucun mal. Une femme, portant un haut rouge sortit en courant depuis la forêt. D’autres émergèrent avec précaution de derrière les arbres qui m’entouraient. Et ils demandèrent : « Est-ce que les gens savent ? »

La question me surprit. Leurs enfants étaient affamés et malades mais ils ne me demandaient ni nourritures, ni médicaments. Non, ils me demandaient si les gens savaient pour eux. Je me sentis désarmé et je notais par devers moi cette question. La conviction que ce moment de leur vie ne devait jamais être oublié grandit en moi. En assistant à la crise qu’il traversait, je sentais qu’une part de moi communiait avec eux.

Le médias du monde entier avaient relégué ce conflit au rang de note de bas de page. Pour moi, en tant que témoin de ces massacres, cette guerre me semblait plutôt être un événement historique majeur.

Je vous raconte ici mon reportage en République centrafricaine mais encore aujourd’hui, des années après, je m’interroge sur les raisons qui me poussèrent à partir. Pourquoi me suis-je exposé aux dangers ? J’ai choisi ce métier parce qu’il me semble que les personnes isolées, quelle que soit la communauté à laquelle elles appartiennent, nous disent quelque chose d’essentiel sur nous-mêmes. Quand l’information vient à manquer, il devient facile de manipuler la réalité. Sans témoins, nous continuerons de croire que ces milliers de personnes pourtant massacrées sont encore en vie, que ces centaines de maisons brulées sont encore debout. Un champ de bataille peut passer pour une zone de paix quand personne ne regarde. Alors les témoins s’avèrent précieux, leur regard nécessaire, quand la violence se fraie un chemin silencieusement, invisible et inaudible.

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